Interview de Marin LEDUN pour son roman « En douce »

Marin LEDUNPrésentation de Marin LEDUN

Marin Ledun est né en 1975 à Aubenas, en Ardèche. Auteur d’une douzaine de roman, traduit dans plusieurs pays, ses romans ont reçu de nombreux prix littéraires.

Il a notamment reçu le Trophée 813 du roman français 2011 et le grand Prix du roman noir 2012 pour les visages écrasés (qui sera adapté à la télévision pour Arte), et également le prix Amilia-Mecker 2014 pour l’Homme qui a vu l’homme.

L’interview de Marin Ledun

Pierre-Marc Panigoni : Te revoilà après presque 2 ans d’absence avec « En douce« . Peux-tu nous le présenter rapidement ?

en_douce - Marin LedunMarin Ledun : En douce raconte l’histoire d’une femme brisée physiquement et socialement après un accident de voiture, une femme qui refuse d’accepter son déclassement et son amputation d’une jambe et qui relève la tête pour chercher à comprendre ce qui lui est arrivé. Pour cela, elle séduit l’homme qui a provoqué l’accident, quatre ans après les faits, lui tire une balle dans la jambe, le séquestre, puis lui dit, en substance : « Maintenant que nous sommes à égalité, nous allons pouvoir discuter. » En douce, c’est l’histoire d’une rupture dans la logique implacable des déterminismes sociaux. Il y est question de déclassement et de rédemption.

PMP : Pour « les visages écrasés », tu t’étais basé sur ta propre expérience, pour ta série basque (« l’homme qui a vu l’homme » et « au fer rouge ») tu es parti de faits divers, me semble-t-il, alors qu’est-ce qui t’as inspiré dans ton roman, car ce n’est pas courant de voir un enlèvement puis la séquestration d’un homme par une ancienne danseuse unijambiste..

ML : En douce fonctionne comme une critique de la vie quotidienne, telle qu’établie dans les textes du sociologue Henri Lefebvre, entre 1947 et 1961, dans Les choses de Pérec ou, plus récemment, dans La condition pavillonnaire de Sophie Divry. Pour moi, c’est la poursuite logique du travail entamé dans Les visages écrasés qui s’attachait à décortiquer ce qu’est le travail aujourd’hui. En douce s’attaque au travail et au hors-travail dans lesquels les vies sont profondément encadrées et déterminées par la société dans laquelle nous vivons. Emilie, l’héroïne du roman, va s’affranchir de ces règles, après son accident, pour comprendre ce qui lui arrive et le dépasser. Emilie est une femme libre et forte. Emilie, c’est notre fait divers à toutes et à tous.

PMP : Dans tes romans tu aimes analyser la condition humaine via les faits, leurs causes et leurs conséquences. « En douce » n’échappe pas à la règle quand on regarde ton personnage principal, non?

ML : Ce qui m’intéresse chez Emilie, c’est moins sa psychologie, que sa manière d’agir et de se comporter face à un double accident : la perte d’une jambe et la perte de son emploi d’infirmière. Amputation et déclassement social. Comment ces petites choses du quotidien – les manipulations de sa prothèse, sa vie au chenil, le travail avec les chiens, etc. – vont la façonner peu à peu et lui donner l’envie de comprendre et de se battre.

PMP : Quand tu nous proposes des personnages principaux féminins, tu fais en sorte qu’elles portent le roman d’une façon étonnante, car elles sont pleines de vie, mais détruites de l’intérieure, remplie d’empathie, mais agissant d’une froideur saisissante, belles et sensuelles dans un monde pas si beau que ça en fin de compte.
Ici Emilie, ton héroïne possède tous ces contrastes. Est-ce pour donner encore plus de relief à ton intrigue? Ou alors est-ce l’intrigue qui sert de tremplin à ton héroïne ?

ML : L’intrigue du roman est celle de la vie d’Emilie. L’intrigue est Emilie. Le personnage et l’histoire d’En douce fonctionnent ensemble. Emilie souffre, du regard des autres, dans sa chair, de ses conditions de vie difficiles, mais elle ne baisse jamais les bras. Non pas parce qu’elle est une battante, une « gagnante » comme on dirait aujourd’hui dans une réunion d’entreprise, mais parce qu’elle a compris qu’il n’y a de gagnants et de perdants que dans le système économique et social contemporain et que ce système binaire de pensée ne suffit pas à rendre compte de son existence, de sa place à elle, dans le monde. Emilie est plus forte que cela.

PMP : Je te suis depuis longtemps, et il y a une chose d’assez constante dans tes romans : tu sembles aimer explorer les méandres de notre société, d’ailleurs « En douce » n’échappe à cela, car c’est la société qui crée en quelque sorte l’intrigue. Est-ce ton but ou alors un moyen de raconter tes histoires?

ML : J’écris des romans noirs parce que je ne sais faire que cela. Et j’écris des romans noirs parce que cette littérature est celle qui me touche le plus en tant que lecteur. Elle ne nous apprend rien sur le monde que nous ne puissions découvrir dans la presse, dans des essais ou dans la vie, mais elle nous propose des grilles de lecture du monde affranchies des codes, inventives, inédites, imaginatives qui obligent à revoir sans cesse ce que nous pensions définitivement établi. J’ai plus appris ces dix dernières années dans les romans d’Harry Crews, Donald Ray Pollock, Pete Dexter ou Don Winslow que dans bien des essais sociologiques ou philosophiques.

PMP : Avec « En douce », j’ai eu la sensation de te retrouver à nouveau après tes 2 opus basques qui sont d’un style légèrement différent. J’entends par là un style sec qui montre la beauté malgré tout présente dans un monde de désillusion.
Besoin d’un retour aux sources, ou alors est-ce l’intrigue qui le permet? (ou alors je suis à côté de la plaque ce qui est fortement possible d’ailleurs)

ML : Cela me touche que tu aies ressenti cela. L’homme qui a vu l’homme et Au fer rouge étaient davantage un travail sur le style. Ils ont été écrits à un moment où j’avais besoin de me renouveler et de progresser dans l’écriture. Dans ce sens, Au fer rouge a sans doute été mon roman le plus dur et long à écrire et l’un de ceux dont je suis le plus satisfait d’un point de vue formel. J’ai essayé de construire En douce comme une synthèse des deux aspects de mon travail : le style, l’histoire et un projet littéraire. Une écriture sèche et précise et une trame qui s’attaque à cette critique de la vie quotidienne entamée dans Modus Operandi, La guerre des vanités et, bien sûr, Les visages écrasés.

PMP : Même si « En douce » se déroule une nouvelle fois dans le sud-ouest, ce roman n’est pas dans la continuité de ta saga basque. Est-ce juste une pause ou alors est-ce fini avec la saga basque?

ML : Pour être franc, je n’en sais rien. Mais il me semble que j’ai fait le tour de la question.

PMP : Comme je le disais en préambule, voilà presque 2 ans que tu n’avais pas sorti un roman. Je suppose que l’adaptation télé des « visages écrasés » n’y est pas étrangère. Peux-tu nous parler de ce projet?

ML : À vrai dire, c’est l’inverse qui s’est produit. J’ai traversé une période compliquée, ces deux dernières années, et c’est le tournage de l’adaptation des Visages écrasés qui m’a relancé dans l’écriture ! En visionnant les rushs de l’une des scènes où la médecin du travail, Carole Matthieu (Isabelle Adjani dans le film), est confrontée au regard de sa fille (Sarah Suco dans le film), il y a eu comme une sorte de déclic qui m’a permis de terminer en deux mois ce roman que j’avais entamé un an plus tôt dans la douleur. Pour être tout à fait honnête, il y a eu un deuxième déclic ou, plus précisément, un premier : en 2015, la fantastique équipe de la Fureur du Noir qui organise le festival du roman noir de Lamballe m’a fait l’honneur de me proposer d’écrire une nouvelle pour le recueil qu’ils publient chaque année, aux côtés d’Elsa Marpeau, notamment, dont j’apprécie énormément le travail. J’étais à ce moment-là un peu dans le trou et écrire ces quelques quinze ou vingt pages de la vie d’Émilie, jeune danseuse unijambiste travaillant dans un chenil, a représenté un véritable défi. Cela m’a pris six mois : trouver l’histoire, construire ce personnage fou. La nouvelle a été publiée en novembre 2015 et s’intitule Quelques pas de danse. Après cela, grâce à l’énergie retrouvée, j’ai repris ce personnage, j’ai transformé son histoire et posé les bases d’En douce. Je ne les remercierai jamais assez. Pour en revenir à ta question initiale, l’adaptation des Visages écrasés a finalement été assez rapide, depuis qu’un producteur et un réalisateur ont été trouvés, il y a deux ans, par Isabelle Adjani qui porte ce projet depuis 2011. J’ai collaboré au scénario, comme le souhaitait I. Adjani.

PMP : Que retiens-tu de cette expérience?

ML : Beaucoup de plaisir, d’excitation. Cette adaptation, c’est le fruit du travail du réalisateur, Louis-Julien Petit, et des acteurs, pas le mien ! Je me sens donc totalement libre du résultat et j’apprécie d’autant plus sa qualité, maintenant que le film est monté. Le plaisir a été complet, le réalisateur m’a aussi proposé de jouer un petit rôle (je crois qu’on appelle cela une silhouette parlante), celui d’un représentant syndical du personnel, et j’ai pu vivre cette expérience du tournage de l’intérieur. Il y a neuf ans, je démissionnais de France Télécom pour cause de souffrance au travail, et aujourd’hui, je me retrouve à donner la réplique à Isabelle Adjani et à Corinne Masiero dans un film de Louis-Julien Petit ! C’est tout de même inouï, non ?

PMP : Je vais rester un instant sur « Les visages écrasés » qui est du coup aussi dans ton actualité… Cela fait maintenant 5 ans que ce roman est sorti, et l’un des thèmes favoris du monde du travail actuellement concerne les risques psycho sociaux. Tu dénonçais cela à l’époque et 5 ans après rien n’a changé.
Il y a donc encore de la matière pour explorer le sujet, non? Alors pourquoi à ton avis, ce thème n’est pas plus exploité que ça dans le roman noir, qui pourtant, de par sa nature s’engouffre normalement dans ce genre de brèche sociétale?

ML : Je te trouve dur. Il y a de plus en plus de romans noirs qui traitent de ces questions – Manotti, Lemaître, Robin, plus récemment et son Travailler tue, Jon Bilbao chez Mirobole. Le truc, c’est qu’il s’agit d’un sujet complexe, qu’il est malheureusement trop facile de se répéter, de mélanger souffrance psychique organisationnelle et burn-out, que certains lobbies laissent entendre que le problème est en voie d’être résolu, ce qui est évidemment totalement faux, que les suicides à France Télécom n’étaient qu’une affaire parmi tant d’autres, alors que rien n’a fondamentalement changé, et que pour certains, la souffrance au travail est un business qui rapporte du fric. Difficile donc de s’en saisir sans répéter ce qui a déjà été écrit et sans ennuyer profondément le lecteur. Sans doute avons-nous besoin de plus de recul que cela. Être romancier de noir ce n’est pas être lanceur d’alerte.

PMP : Autre sujet, beaucoup plus léger cette fois-ci… Je fais parler mon côté chauvin, mais tes premiers romans se déroulaient dans la région Rhône Alpes, maintenant que tu as déménagé, tes actions se situent dans le Pays basque…
Y a-t-il une chance que tu reviennes « dans le coin » ?

ML : Figures-toi que c’est effectivement le cas pour 2017, au rayon jeunesse cette fois-ci, pour mon prochain roman dans la collection « Souris Noire » chez Syros qui se déroule dans le sud de l’Ardèche. Il devrait paraître en février ou mars 2017. Autre nouvelle qui devrait satisfaire ton côté chauvin, une option vient d’être signée pour une série télévisée en six épisodes qui concerne mon roman Dans le ventre des mères dont l’action se déroule en grande partie en Ardèche. Je n’en dis pas plus, sinon qu’il s’agit d’un projet qui m’enthousiasme au plus haut point.

PMP : La fin de cette interview approche… avant de finir, quelle est la question qu’on ne t’a jamais posée, mais à laquelle tu aimerais répondre (et réponse tant qu’on y est…) ?

ML : Mes derniers coups de cœur ? Lisez Le verger de marbre d’Alex Taylor et Une mort qui en vaut la peine de Donald Ray Pollock !

PMP : Je te laisse le mot de la fin…

ML : Merci de me lire, merci de lire du roman noir, merci d’avoir l’esprit suffisamment ouvert pour cela, merci pour votre douce folie, merci à toi et à vous pour votre fidélité, depuis le début.

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2 Commentaires

  1. Superbe interview Pierre-Marc. Et un grand merci à Marin Ledun de s’être livré ainsi. C’est riche et complice. J’ai adoré la lire. Et je dois me plonger dans le roman ces jours-ci.

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