Interview d’Ingrid DESJOURS pour Sa vie dans les yeux d’une poupée

Flag-FRANCE
Ingrid desjours
Jean-Luc Luyssen -Gamma Eyedea

Les amateurs de thriller ne peuvent passer à côté du nouveau roman d’Ingrid DESJOURS : « Sa vie dans les yeux d’une poupée » (Plon). Un texte intense, psychologique. Une vraie claque ! Je suis très heureuse et très touchée qu’Ingrid Desjours ait répondu aux questions de l’équipe de zonelivre.

Bonne lecture à toutes et tous.

Bonjour Ingrid Desjours, comment est né « Sa vie dans les yeux d’une poupée ? »

Hello Sophie ! Vous avez raison : on peut en effet parler de véritable naissance. Quand j’écris, les personnages viennent à moi et s’imposent, m’obligent presque à raconter leur histoire. Barbara est arrivée la première, avec sa fragilité, sa beauté, ses traumatismes et la tentation de basculer dans la folie la plus meurtrière. J’ai eu envie de la suivre et de l’aider à tenir le couteau. Et puis, alors que je ne voulais pas de ce flic dans cette histoire, Marc s’est invité et ne m’a pas laissé le choix : il s’est imposé à moi avec cette espèce de rage incandescente qui le caractérise. Il a pris sa place par la force et la provocation et m’a finalement complètement conquise, embarquée dans sa course folle contre les démons de Barbara. Les deux sont devenus indissociables l’un de l’autre, comme les deux versants d’une même entité, indissociables aussi de l’histoire et de mon esprit.

Est-ce que les personnages de Marc et Barbara ont beaucoup évolué entre les moments où vous les avez créés et lorsque vous avez posé le point final ?

Oui. Chacun d’entre eux traverse cette histoire comme une sorte d’initiation douloureuse. Au début, Marc est diminué physiquement suite à un accident. Il en veut à la terre entière et aux femmes en particulier. Il crève d’envie qu’on le voie pour ce qu’il est, qu’on le trouve beau et qu’on le touche, mais il fait tout pour repousser ceux qui essaient, convaincu qu’il ne ferait que se perdre plus s’il se laissait de nouveau aller à faire confiance à quelqu’un. Barbara, quant à elle, est brisée intérieurement, a été matée avant même d’avoir goûté à la liberté. Elle retient toutes ses émotions. Pas de colère, de haine ou de rage assumées chez elle. On peut lui faire tout ce qu’on veut, elle ne se plaint pas et l’oublie aussitôt, comme si elle ne comptait pas. Comme si elle n’existait pas vraiment. Elle se nie totalement alors qu’elle a tant besoin d’être aimée, enveloppée par quelqu’un…

Les deux sont en quête d’une forme de réparation et s’y prennent maladroitement. L’un en provoquant à tout va, l’autre en abdiquant sa réserve au profit d’un double meurtrier qui la venge à coups de lame. Pour autant, leur rédemption, ils pourraient bien la trouver grâce à leur rencontre… Mais y arriveront-ils ?

Ce texte est très intense. Comment ressort-on d’un tel roman ? Avez-vous eu besoin de faire des pauses pendant sa rédaction ?

Je ne crois pas en être encore ressortie, pour être honnête. Cette histoire, ces vies m’ont totalement habitée, possédée pendant l’écriture. C’était prenant, mobilisateur de toute mon énergie psychique, sans que je ne parvienne (ni ne veuille) m’en affranchir. Je me suis glissée dans la peau de Marc et Barbara et je me suis embarquée sur des montagnes russes d’émotions. Je leur ai donné toute ma tristesse, ma colère et mes espoirs du moment. Je me suis fondue en eux et j’ai aimé à travers eux, me suis révoltée et ai gueulé, tout cassé avec eux, ma gorge s’est serrée avec la leur. Jamais je n’ai autant désiré une happy end…

Alors oui, faire des pauses aurait peut-être été plus reposant, mais c’était tout bonnement impossible. J’étais juste dans une urgence de raconter cette histoire, juste dans l’émotion et la sensation, juste dans l’empathie. Ce livre je l’ai vécu, je l’ai craché, et je n’ai pas pu prendre plus de pauses qu’on ne peut en prendre de la «vraie vie» !

Votre livre offre une déclinaison moderne du portrait de Dorian Gray. Si vous aviez eu l’occasion de boire un verre avec cet auteur, quelle question auriez-vous aimé lui poser ?

Je ne lui aurais posé aucune question. Il serait venu à la maison pour manger des pâtes et boire du bon vin, et il m’aurait dit ce qu’il veut. Plus que des réponses aux intrusions, j’aime les confidences spontanées et même les silences, les éclats de rire insensés quand les yeux brillent de mille-et-une pensées mais qu’elles n’ont même plus besoin de ces mots qui galvaudent pour venir jusqu’à toi et te transpercer.

« Le corps est un élément fort de votre roman. Corps abimé, corps fripé et vieilli, scission du corps et du mental… Etes-vous consciente que vous avez travaillé le corps comme une matière artistique et que le lecteur peut pratiquement palper ces corps tout en lisant? »

Je ne l’ai pas fait dans ce but précis, mais si les lecteurs ressentent ces corps que je décris, les vivent presque dans leur propre chair, alors je me sentirai à la fois magicienne et ensorcelée par le charme de l’écriture. J’aime les corps, les visages, les postures, les textures de peau, la gestuelle… Tout est langage et le corps est instrument et musicien à la fois. Il devient ce qu’on en fait, ce qu’il subit de son environnement mais il nous façonne aussi et sculpte notre personnalité puisqu’il est notre premier moyen de contact, de rencontre avec l’autre… Nous nous forgeons une idée de nous-mêmes d’après ce que ces autres nous renvoient de cette apparence.

Nous apprivoisons nos forces comme nos défaillances en fonction de ce que notre corps peut, malgré ce que l’on veut… Il est des choses qui m’interrogent beaucoup dans ce rapport au corps, au soi propre, au sens propre.

Vieillir, par exemple, comme la mère de Barbara qui doit se résigner à la dépendance ou ces vieux dont je parle et qui croupissent dans des hospices… Goethe disait que vieillir c’est se retirer progressivement du monde des apparences… mais parvient-on encore à exister dans notre société si l’on «n’apparaît» plus ?

Souffrir aussi. Ainsi, que se passe-t-il en soi quand le corps s’effrite ? Se morcelle-ton ou se renforce-t- on ? C’est la question que peut se poser Marc, le policier que j’ai malmené dans cette histoire… Ou encore, du point de vue de Barbara, devenir coquette et me rendre désirable suffira-t-il à me reconstruire une identité forte quand intérieurement je suis en morceaux ? Ce corps, dont on parle souvent comme d’une entité étrange et un peu détaché de son esprit, de son âme… n’est pourtant rien d’autre que soi, qu’on le veuille ou non.

Le mère de Barbara est-elle un bourreau ou une victime de son handicap ?

Se sentir victime donne parfois l’impression d’une légitimité à devenir persécuteur… C’est le cas de la mère de Barbara, je pense. Mais avant même d’être le bourreau de sa fille, elle est le sien. La façon dont elle a perdu la vue n’est pas anodine. Bien sûr, elle est diabétique, mais tous les diabétiques ne deviennent pas aveugles. Sa cécité est presque une somatisation hystérique. Elle se fait payer son aveuglement d’antan… Et se venge sur sa fille, en devenant son fardeau à porter.

Le personnage de Barbara est très lié aux poupées de porcelaine. Il y a t-il un jouet ou un objet de votre enfance auquel vous soyez particulièrement attachée ?

Oui, une vieille pince à cheveux jaune toute écaillée et très moche. On me l’a donnée alors que j’avais 7 ans, l’été où j’ai appris à nager. Elle symbolise énormément de choses pour moi. C’était ma première fois loin de ma maison, dans un environnement aux antipodes de ce que je connaissais. Et j’ai appris à avancer seule dans un élément qui me faisait peur, à me faire confiance. Avec ma pince à cheveux, je pouvais boire la tasse par hectolitres, j’avançais quand même, paupières crispées en suffoquant à moitié, mais j’avançais toute seule. Je crois qu’elle symbolise la première fois que je me suis sentie «entité détachée du reste», individu capable de survivre et d’atteindre l’autre rive si je le souhaitais. Je crois que j’ai compris cet été-là que j’étais forte et que l’enfance n’était qu’une étape. Alors aujourd’hui elle ne ressemble à rien, elle a été rafistolée par un amoureux dans les bras duquel je me suis effondrée le jour où elle s’est cassée et j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux, parce qu’elle est à l’image de la petite fille…

Avez-vous une collection particulière à part les bleus récoltés au Krav Maga (rires) ?

Ah ah ah ! Je suis grillée ! C’est un secret de polichinelle, que je pratique ce sport, n’est-ce pas ? Non, je ne suis pas collectionneuse du tout. Je n’aime pas l’idée d’amasser, de thésauriser. Et puis de toute façon je ne suis pas assez obsessionnelle ou méticuleuse pour concentrer mon attention sur une seule chose, comme ça, sur du matériel, et d’en faire une priorité ! Ce n’est pas moi. Je pourrais quitter mon appartement du jour au lendemain et tout laisser derrière moi sans me sentir amputée de quoi que ce soit. Pas même une collection de timbres ou d’enclumes !

Vous apportez une grande importance à l’écriture. L’exercice est-il le même lorsqu’on écrit un roman et un scénario TV ?

Non pas du tout. Dans un roman on raconte, dans un scénario on montre ! Si je fais la part belle à ma créativité dans la rédaction d’un scénario, ça reste très codifié. C’est un travail sur la structure, sur le rythme, c’est passionnant car il faut déployer des trésors d’ingéniosité pour retenir l’attention du spectateur… Et en ça, mon écriture romanesque s’en est trouvée, je pense, améliorée. Mais seul le roman me permet de me laisser aller à mes délires, mon art, mon plaisir et mes transes. Parce que là je suis seule avec moi-même, sans contrainte… Juste connectée à ce bout de conscience qui me relie au reste de l’univers… Là je m’oublie et je m’éclate. Là je touche au mystique.

Comment vous sentez vous juste avant la sortie de votre roman ?

Fébrile. Impatiente. Morte de trouille. En deuil de cette histoire qui ne va bientôt ne plus appartenir qu’à moi. Heureuse que mes personnages rencontrent d’autres témoins… En espérant que mes lecteurs les aimeront autant que moi.

Merci à Ingrid DESJOURS de nous avoir accordé cette interview.

Retrouvez la chronique de son livre ici : « Sa vie dans les yeux d’une poupée » (Plon)

Sophie PEUGNEZ
Sophie PEUGNEZ
Co-fondatrice de Zonelivre.fr. Sophie PEUGNEZ est libraire et modératrice professionnelle de rencontres littéraires. Elle a été chroniqueuse littéraire pour le journal "Coté Caen" et pour la radio.

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