Comprendre la genèse du roman et comment Mary Shelley a réellement conçu son personnage au-delà du mythe créé par le cinéma qui, finalement, n’a que peu de rapport avec l’oeuvre originale.
Présentation
Il y a tout juste deux cents ans, naissait une créature qui enflamma l’imagination de générations d’adeptes d’histoires d’épouvante, de réalisateurs de films, d’auteurs de tous poils: Frankenstein!!
Pourtant, le nom de Frankenstein est associé à tort à la créature imaginée par Mary Shelley. L’on doit cette confusion au réalisateur britannique James Whale, dessinateur humoristique et décorateur pour le théâtre avant de passer derrière la caméra. En effet, dans son film intitulé tout simplement Frankenstein, Boris Karloff y incarne le monstre rendu célèbre par sa démarche de robot. Quatre ans plus tard, en 1935, James Whale réitère avec un second film intitulé La fiancée de Frankenstein, dans lequel il renforce la confusion entre le savant fou Victor Frankenstein, créateur du monstre fabriqué à partir de morceaux de cadavres humains, et sa créature qui dans le roman d’origine ne porte pas de nom.
Portrait de Mary Shelley.
Mary Shelley est née à Londres le 30 août 1797. Elle est la fille de William Godwin et Mary Wollstonecraft, deux personnalités remarquables, esprits libres, philosophes, écrivains et publicistes. Féministe avant la lettre, Mary est l’auteur d’un roman intitulé Mary: A Fiction, publié en 1788, et de deux essais: Défense des Droits des Hommes, publié en 1790, et Défense des droits de la femme, publiés deux ans plus tard. Quant à William, il était un écrivain polygraphe, proche des milieux progressistes. Dans Political Justice, son œuvre philosophique majeure publiée en 1793, il soutenait que « L’état le plus désirable que puisse connaître l’homme est l’état de société, principe qui jouera un rôle important dans les motivations du monstre de Frankenstein. Il est également l’auteur de Caleb Williams, considéré comme le premier roman policier de langue anglaise, publié en 1794.
Onze jours après la naissance de leur fille, Mary Wollstonecraft meurt d’une septicémie. Dès lors, son influence indiscutable sur sa fille s’exerce par la façon dont son mari fit vivre son souvenir, notamment dans les lignes de la biographie qu’il consacra à son épouse défunte. Quatre ans plus tard, il se remarie avec une veuve mère de deux enfants, Mary Jane Clairmont. Il lui offre une éducation soignée et ‘encourage à adhérer à ses théories politiques.
Certes, William Godwin était un partisan de la libération de la femme et d’une éducation libérale. Néanmoins, il révise ses principes lorsque sa fille Mary, à peine âgée de seize ans, s’enfuit avec un des admirateurs de ses adeptes, poète aristocrate en rupture de ban, vivant séparé de sa jeune épouse Harriett Westbrook, portant le nom désormais célèbre de Percy Bysshe Shelley. Le jeune homme avait à peine vingt-deux ans. William tente de s’opposer à cette liaison qu’il juge scandaleuse, mais les deux jeunes gens, accompagnés de Claire, la fille de sa belle-mère, quittent la demeure familiale et entament un tour d’Europe. A cours d’argent, ils sont contrains de rentrer à Londres. En février 1815, Mary accouche d’une petite fille prématurée qui ne survit pas. En janvier 1816, naît leur fils William. Quelques mois plus tard, après le suicide de son épouse, Percy et Mary se marient.
Été pluvieux
En mai de la même année, le couple décide de se rendre à Genève avec le petit William et Claire, enceinte de lord Byron dont elle est la maîtresse. Ils s’installent sur les bords du lac Léman, dans la Maison Chapuis, tandis que le lord anglais emménage dans la villa Diodati avec un jeune médecin italo-anglais, John William Polidori. Afin d’occuper les longues journées de cet été pluvieux, la petite société lit de nombreuses histoires de revenants. Un jour, lord Byron lance le défi qui changea le destin de Mary: chacun d’entre eux devra écrire une histoire de fantômes.
Lord Byron écrivit un bref récit qu’il publia à la fin de son poème Mazeppa. Polidori se lança dans la rédaction de la nouvelle The Vampyre, considérée comme étant la première histoire de vampires publiée en langue anglaise. Percy rédigea une histoire inspirée des premières années de sa vie. Quant à Mary, elle raconte ainsi comment sa ghost story germa dans son esprit : « Je me suis employée à imaginer une histoire (…) qui parlerait aux craintes mystérieuses de notre nature et éveillerait une horreur indicible, une histoire qui ferait que le lecteur aurait peur de regarder autour de lui, qui lui glacerait le sang et accélèrerait les battements de son coeur. » (Préface de 1831).
Inspirée par les discussions entre Percy et Byron sur le thème du « principe de vie », par les expériences du docteur Erasmus Darwin, grand-père de Charles, et du galvanisme pour réanimer les cadavres, Mary imagine « l’apparence hideuse d’un homme donner des signes de vie, à la mise en marche d’une puissante machine. La scène centrale de son histoire avait pris corps. Le roman parut en mars 1818 sans mention d’auteur, seulement assorti d’une brève préface écrite par Percy Shelley qui y soulignait sa dimension philosophique. Un second tirage a lieu le 11 août 1822. Ce n’est qu’en 1831 que Mary publie une version révisée, augmentée, signée et préfacée par ses soins, version qui fait actuellement autorité.
Roman épistolaire
Frankenstein se présente sous la forme d’un roman épistolaire dans lequel s’enchâsse un autre récit. Le roman s’ouvre par une série de lettres envoyées par le capitaine Walton à sa soeur, madame Saville. En mission d’exploration en direction du pôle nord, il lui rapporte un incident étrange. Alors que son navire se trouvait presque immobilisé par les glaces de la banquise arctique, son équipage et lui aperçurent un traîneau carrossé tiré par des chiens et conduit par « un être de forme humaine mais d’apparence gigantesque. C’est la première apparition de la créature. Le lendemain, ils aperçurent un traîneau analogue bien que moins fringant, tiré par le dernier chien vivant de l’attelage, sur lequel gisait un Européen épuisé. Qui n’est autre que le docteur Frankenstein. Il fit alors le récit de son histoire, de son enfance jusqu’à sa première conversation avec le monstre, récit imbriqué dans le roman épistolaire.
Un troisième narrateur intervient dans le récit du docteur, rapportant à la première personne les discours du monstre relatant les premiers temps de sa vie (chapitres XI à XVI), le tout pris en note par Walton. Ensuite, Frankenstein redevient le narrateur. L’épilogue de l’histoire est raconté par Walton à sa sœur. Frankenstein ayant constaté que Walton prenait des notes, il lui demanda à les relire et à les corriger. Ces indications ont pour fonction d’accréditer la véracité du récit.
Prométhée moderne
Très vite, Victor Frankenstein sympathise avec Walton qu’il voit comme un bienfaiteur de l’humanité, tout comme lui. En effet, le but de la mission menée par le capitaine est de trouver un passage vers le Pacifique Nord et de percer le secret de la force magnétique. Mis en confiance, il confie à l’explorateur son histoire personnelle. Issus de la société distinguée de Genève, ses parents étaient bons et généreux. Dans la version de 1831, la mère de Victor, très désireuse d’avoir une fille, émue par une fillette aux cheveux blonds recueillie par une famille de paysans pauvres, se proposa de l’adopter et de s’occuper de son éducation. C’est ainsi qu’Elizabeth dons un premier temps sa compagne de jeu puis son épouse. Il évoque également la naissance de son petit frère William et son amitié avec Henry Clerval. Tous les trois seront des victimes du monstre.
Impressionné par la lecture des alchimistes Cornelius Agrippa, Paracelse et Albert le Grand, Victor s’imagine pouvoir découvrir l’élixir de vie et ainsi libérer l’humanité du fléau des maladies. Agé de quinze ans, alors qu’il se trouve en vacances à Bellerive, près de Genève, éclate un orage d’une violence inouïe qui lui montre de près le phénomène de l’électricité. Un savant de l’entourage de ses parents lui expose sa théorie à propos du galvanisme, rejetant du même coup les alchimistes dans les oubliettes. Il évoque ensuite ses études de chimie à l’école d’Ingolstadt avec le professeur Waldam.
Tel le Prométhée d’Eschyle et de Platon, Frankenstein commet le péché d’orgueil, même s’il est motivé par de nobles intentions. Est-ce la raison du sous-titre « le Prométhée moderne« , peut-être suggéré par Percy ? Mary Shelley connaissant bien l’oeuvre d’Ovide, on peut supposer que le Prométhée en question serait celui des Métamorphoses qui façonne avec l’argile et le feu la race maudite des humains
Une créature effroyable
Par une lugubre nuit de novembre, Victor atteint son but: « Je rassemblai autour de moi les instruments de vie afin d’en infuser une étincelle à la chose inerte qui reposait à mes pieds. » Mais les choses ne se passent pas comme prévu. Dès que le jeune médecin vit s’ouvrir l’œil jaune et vitreux de sa créature et sa poitrine commencer à respirer, son rêve vire au cauchemar. « Sa peau jaune couvrait à peine l’assemblage des muscles et des artères; ses cheveux étaient d’un noir de jais, sa chevelure abondante; ses dents d’une blancheur de nacre. Hélas! Ces merveilles accentuaient l’horrible contraste qu’offraient ses yeux aqueux -presque de la même couleur que les orbites sombres dans lesquels ils étaient incrustés ainsi que son teint halé et ses lèvre droites et noires. » Car sa créature est bien un monstre dont la seule vue le révulse d’horreur et de dégoût.
Fuyant son laboratoire, Frankenstein se réfugie dans sa chambre où il est assailli de visions cauchemardesques qui ne manquèrent pas d’alimenter les interprétations psychanalytiques du roman. « Il me semblait voir Elizabeth débordante de santé traverser Ingolstadt. Ravis et surpris, je la serrai dans mes bras; mais au moment où je posai mes lèvres sur les siennes, celles-ci devenaient livides et se couvraient du voile de la mort. Ses traits se modifiaient et je me retrouvais tenant contre moi le cadavre de ma mère enveloppé d’un suaire sur les plis duquel des vers rampaient.
Cependant, le monstre qu’il avait créé tenta de communiquer avec lui. Mais à nouveau pris de panique, Victor fuit cet être repoussant incapable des prononcer des paroles intelligibles. Victor, tombé malade, est soigné par son ami Clerval. Une fois guéri, il apprend que son petit frère a été assassiné. Alors qu’il se rend sur les lieux du crime, il aperçoit sa créature. Mais malgré tous ses efforts, Victor ne parvient pas à disculper Justin Moritz, la servante accusée du meurtre à tort, le monstre ayant glissé son médaillon sur le cadavre de l’enfant. Il ne se console pas de son exécution. En route vers Chamonix, Frankenstein le rencontra une seconde fois, alors qu’il avait déjà fait deux victimes.
Allégorie politique
Le monstre que décrit Mary Shelley n’a cependant que peu de ressemblance avec celui créé au cinéma. Sous son aspect hideux, on découvre un être sensible et délicat, capable de parler, dont la principale joie réside dans le spectacles des fleurs, des oiseaux, de toutes les couleurs gaies de l’été. Il raconte à son créateur tout à la fois effrayé et intrigué comment, sortant de sa grande confusion initiale, rejeté par tous les humains qu’il a approchés, hantant les forêts et les montagnes, il survécut en se nourrissant de baies, de glands, de racines et de noix. Pendant un temps, il s’était installé dans une remise située à proximité de la maison où vivait une famille française, les De Lacey. Le père, un homme âgé et aveugle, y vivait avec sa fille Agathe et son fils Félix.
En les observant sans jamais être vu, le monstre apprit à parler, puis à lire, passant de l’état de nature brute à celui d’homme cultivé. Il raconta à Victor les diverses intrigues qui contraignirent les De Lacey à l’exil. Quand une jeune Persane en fuite et amoureuse de Félix se réfugia chez eux, il éprouva une certaine fierté de constater qu’il progressait dans l’apprentissage du français plus rapidement qu’elle. C’est dans cette ambiance vouée à l’étude que le monstre fait l’expérience d’une sorte de paradis terrestre dont, cependant, il ne pouvait jouir pleinement, condamné par sa laideur à vivre caché.
La lecture des Ruines de Volney le conduisit même à développer des réflexions élevées sur les contradictions de la nature humaine : « L’homme était-il à la fois si puissant, si vertueux et magnifique, et, d’autre part, si vicieux et si bas? » Le meurtre lui fait horreur. Il prend également conscience des réalités sociales et de l’injustice. Le monstre incarne ainsi une sorte de héros romantique conscient de sa chute et de son exclusion à cause de son apparence repoussante, nourrissant des « sentiments d’affection qui ont trouvé pour récompense la haine et le mépris. »
C’est la lecture du journal de Frankenstein racontant sa fabrication, retrouvé dans la poche d’un vêtement, qui pousse la créature à se venger de lui. Il conclut son récit en lui demandant de lui donner une compagne en échange de sa promesse de ne plus jamais tourmenter les êtres humains. Malgré sa réticence, Victor accepte et se met au travail. Mais, craignant de donner ainsi naissance à une lignée de créatures menaçant l’humanité, il se ravise à la dernière minute. C’est pourquoi le monstre se venge en tuant Clerval et Elizabeth. Voilà pourquoi le capitaine croise Victor pourchassant la créature sur la banquise arctique. Parmi les nombreuses interprétations du roman, celle qui vit une allégorie de la Terreur, monstre engendré par la Révolution française, n’est certes pas la plus dénuée de sens.
Au cinéma, théatre...
Les films, au cinéma ou à la télévision, représentant le monstre du docteur Frankenstein sont très nombreux, plus d’une soixantaine, avec plus ou moins de fidélité. La confusion entre le docteur et le monstre (qui dans le roman n’a pas de nom) s’opère auprès du public en 1931 avec l’adaptation réalisée par James Whale qui désigne le monstre du nom de « Frankenstein », puis avec « La Fiancée de Frankenstein » en 1935. Confusion renforcée par « Frankenstein rencontre le loup-garou » réalisé en 1943 par Roy William Neill, « Deux Nigauds contre Frankenstein » réalisé en 1948 et « Le Retour de Frankenstein » réalisé par Terence Fisher en 1969. On retrouve également une adaptation française avec Eddy Mitchel dans le rôle du monstre et Jean Rochefort dans celui du docteur, dans « Frankenstein 90 », en 1984.
La première adaptation cinématographique de la créature date de 1910 avec le « Frankenstein » de J. Searle Dawley, d’une quinzaine de minutes. Néanmoins, la représentation la plus connue reste, certainement celle de l’acteur Boris Karloff dans le film de James Whale en 1931. C’est le fait d’avoir joué le rôle du monstre au théâtre qui lui vaudra de le représenter au cinéma.
Le roman de Mary Shelley connut également de nombreuses adaptations théâtrales. Notamment en 2011, avec celle de Danny Boyle mettant en scène la version de Nick Dear intitulée Frankenstein avec Benedict Cumberbatch et Jonny Lee Miller.
Les adaptations en bande-dessinée sont elles aussi très nombreuses. Dès les années 40, on retrouve la créature de Frankenstein dans des comics. Depuis les années 2000, en Europe, plusieurs BD mettent en scène le monstre, chez Casterman, Delcourt, Soleil, Petit à Petit ou bien Glénat avec Mary Shelley – Frankenstein de Georges Bess (novembre 2021). On retrouvera le monstre, également dans plusieurs mangas.
A lire également...
En savoir plus sur Zonelivre
Subscribe to get the latest posts sent to your email.