Le roman policier est un genre vaste et riche, en perpétuelle évolution. Longtemps relégué au rang de « littérature de gare » ou parfois même de « sous-littérature, » il a souffert de certains préjugés, y compris parmi les professionnels du livre. Ayant moi-même été libraire spécialisée dans ce domaine depuis 2002, j’ai pu constater cette perception dans le regard de certains clients et collègues. Pourtant, un tournant majeur a eu lieu avec la publication de Millénium de Stieg Larsson en 2006 par les Éditions Actes Sud, dans la collection Actes Noirs spécialement créée pour l’occasion. Larsson, décédé avant de pouvoir savourer le succès mondial de son œuvre, a malgré tout transformé l’image du polar. Avec Millénium, lecteurs, journalistes et spécialistes du livre ont découvert l’incroyable richesse du genre et les pépites qu’il recèle, invitant à une nouvelle lecture des romans policiers en tant qu’œuvres littéraires à part entière.

Le roman policier est un univers aux multiples facettes, à l’image d’un jeu de sept familles : il abrite des sous-genres variés — polar, thriller, suspense, roman noir — qui, au fil des siècles et des évolutions sociétales, ont vu émerger des styles distincts et des publics variés. Certains lecteurs s’attachent ainsi à une catégorie précise, et pour eux, un éditeur ou un auteur en particulier devient la référence absolue.

Plongeons ensemble dans l’histoire de ce genre captivant, découvrons ce qui le définit et explorons les éléments qui le caractérisent.

Quelle est la définition d'un roman policier ?

Le roman policier se distingue par sa focalisation sur un délit grave, juridiquement répréhensible — ou qui devrait l’être. Ce genre littéraire explore les questions de la culpabilité et de la justice, en structurant l’intrigue autour de l’élucidation d’un crime, de sa résolution, ou de sa prévention. Il se divise en plusieurs sous-genres, chacun répondant à des attentes spécifiques du lecteur :

  • Le roman à énigme, où l’objectif est de découvrir qui a commis le crime et comment. L’enquête, minutieuse et intellectuelle, est au cœur de l’intrigue.
  • Le roman noir, qui, bien souvent, se concentre sur le combat entre le bien et le mal, cherchant à faire cesser l’action criminelle et à faire triompher la justice, parfois de façon ambivalente.
  • Le roman à suspense, où l’accent est mis sur la tension et la menace imminente, le but étant d’empêcher la survenue d’un crime ou de survivre à un danger.

Selon l’écrivain et théoricien du genre Pierre Boileau, « Le roman policier est un récit où le raisonnement crée l’effroi qu’il est chargé d’apaiser. » Cette réflexion, que Boileau a formulée avec son collaborateur Narcejac, souligne bien la dualité de ce genre, qui tout à la fois intrigue et rassure, en conduisant le lecteur de l’angoisse vers la résolution.

Historiquement, au XIXᵉ siècle, on parlait de « roman judiciaire » pour désigner ce type de récits, centrés sur la justice et les enquêtes criminelles. C’est durant cette époque que les premières figures du détective littéraire, comme Auguste Dupin d’Edgar Allan Poe, voient le jour et donnent naissance aux prémices du genre policier tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Quelques caractéristiques du roman policier

Dans le roman policier, l’intrigue commence généralement par un crime, acte transgressif et souvent violent, qui bouleverse l’ordre établi. À la suite de ce crime, un enquêteur — qu’il soit détective, policier, journaliste, ou même un amateur motivé par la quête de vérité — prend en charge l’investigation. Son objectif est de découvrir le coupable, de déchiffrer ses motivations et de résoudre les mystères entourant l’affaire. Pour cela, il s’appuie sur des indices laissés sur la scène du crime, des témoignages et, souvent, des aveux. Les méthodes d’investigation évoluent avec le temps et reflètent les avancées technologiques de chaque époque : de l’identification anthropométrique mise au point par Alphonse Bertillon au XIXᵉ siècle à l’analyse ADN du XXIᵉ siècle. Certains auteurs basent leurs récits sur des techniques scientifiques précises ou consultent des spécialistes, tels que des gendarmes, des psycho-criminologues ou des médecins légistes, pour donner à leurs histoires une authenticité saisissante.

Les motivations du criminel peuvent être influencées par de nombreux facteurs, notamment par la société et son cadre de vie, qu’il s’agisse de la ville ou de la campagne, ainsi que par d’éventuels traumatismes psychologiques vécus durant l’enfance. Ces éléments de contexte renforcent la profondeur des personnages et permettent au lecteur de s’immerger dans des motivations complexes et nuancées.

Selon le langage utilisé et la manière dont l’histoire est construite, on peut classer les romans policiers en plusieurs catégories :

  • Le roman à énigme (ou Whodunit), où le mystère et la déduction occupent une place centrale, mettant le lecteur au défi de découvrir le coupable avant le héros.
  • Le polar, souvent ancré dans des problématiques sociales contemporaines, explore les tensions sociales et la justice sous un angle plus réaliste.
  • Le roman policier historique, qui plonge dans des périodes passées et ajoute une dimension d’authenticité historique.
  • Le suspense, qui met l’accent sur la tension constante et le risque imminent.
  • Le thriller, dont le rythme effréné et les rebondissements créent une tension croissante autour d’un héros souvent en danger.
  • Le roman noir, qui se concentre sur les aspects les plus sombres de l’âme humaine, explorant des thèmes de désespoir, de fatalité et de violence.

Ces romans peuvent avoir plusieurs objectifs : d’abord, celui de divertir, en jouant sur la tension et en parsemant des fausses pistes pour tenir le lecteur en haleine ; mais aussi d’instruire, en offrant une plongée dans des milieux professionnels (policiers, médecins, avocats) ou des contextes culturels spécifiques. Enfin, certains romans policiers poussent à la réflexion, en abordant des questions de société, de morale ou de psychologie humaine. Le roman policier, à travers ses multiples facettes, parvient ainsi à captiver, à instruire et à faire réfléchir le lecteur, créant un univers riche et foisonnant où chacun peut trouver son compte.

Les Pionniers

La fascination pour la mort et le crime ne date pas d’hier. Depuis des siècles, la littérature et l’art s’emparent de ces thèmes, témoignant de l’ombre qui plane sur l’humanité. Des œuvres anciennes mettent en scène des actes violents ou des destins tragiques, comme en témoignent des figures mythologiques et littéraires telles que Caïn et Abel, Romulus et Remus, Œdipe, ou encore le Hamlet de Shakespeare. Meurtres politiques, suicides, régicides ou fratricides : tous reflètent les multiples facettes de la criminalité humaine. Pour une illustration de cette omniprésence du crime, le criminologue Christos Markogiannakis, dans Scènes de crime au Louvre et Scènes de crime à Orsay (Éditions Le Passage), analyse des œuvres d’art comme autant de mises en scène du meurtre et du mystère.

Cette représentation du crime s’accompagne d’une soif de justice et de loi, comme en témoigne le Code d’Hammurabi, texte juridique babylonien gravé en Mésopotamie vers 1728-1686 avant J.-C., qui préfigure l’importance de punir et de réguler les comportements déviants.

Le terreau du roman policier

Les transformations sociales et urbaines du XIXᵉ siècle, avec le développement de l’industrie et des transports, engendrent de nouvelles peurs, tandis que l’insécurité croissante dans les villes devient un thème de préoccupation. Eugène Sue, avec Les Mystères de Paris (1842), illustre cette insécurité grandissante et révèle la face cachée des villes modernes. Ce contexte de mystère et de peur alimente le besoin d’explorer, de résoudre et de dominer ces angoisses, préparant le terrain à la naissance du roman policier.

Les précurseurs

Certains auteurs du XIXᵉ siècle posent les bases du roman policier à travers des œuvres où le crime et l’investigation prennent une place centrale :

  • Thomas De Quincey publie De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts (1827), un essai où des érudits discutent d’affaires criminelles comme des œuvres d’art, élaborant des critiques esthétiques du « bon » assassinat.
  • Vidocq, ancien délinquant devenu policier, publie ses Mémoires en 1828. Sa vie tumultueuse, entre crimes et justice, inspirera nombre de récits policiers, et il est aujourd’hui reconnu comme l’un des premiers détectives modernes.
  • Alexandre Dumas, dans Le Comte de Monte-Cristo (1844-1846), met en scène des intrigues de vengeance et de justice personnelle qui anticipent les structures narratives du genre policier.
  • Les romans-feuilletons, tels que Les Mystères de Paris d’Eugène Sue (1842), Les Habits Noirs de Paul Féval (1863), ou Les Misérables de Victor Hugo (1862), foisonnent de personnages criminels, de policiers et de rebondissements, ancrant progressivement les récits criminels dans l’imaginaire collectif.

La naissance officielle du genre

La plupart des spécialistes s’accordent à dire que le roman policier naît en 1841 avec Le Double Assassinat de la rue Morgue d’Edgar Allan Poe, publié dans Graham’s Magazine. Certains voient ce texte comme la première « nouvelle policière », d’autres considèrent que le roman policier proprement dit naît en 1865 avec L’Affaire Lerouge d’Émile Gaboriau. Quoi qu’il en soit, Le Double Assassinat de la rue Morgue marque un tournant : Poe y invente le détective Dupin, propose une méthode d’investigation basée sur la déduction, et introduit le concept du « meurtre en chambre close », fondement du futur « roman à énigme ». Suivent ses autres nouvelles, Le Mystère de Marie Roget (1843) et La Lettre volée (1845), qui consolident ces éléments fondateurs.

Le roman policier mettra environ vingt-cinq ans à se détacher du roman social à intrigues criminelles inauguré par Les Mystères de Paris. C’est avec L’Affaire Lerouge d’Émile Gaboriau que le genre prend véritablement son autonomie en 1865. Gaboriau y introduit l’enquêteur amateur surnommé « le Père Tabaret », qui ouvre la voie à Monsieur Lecoq, détective emblématique de ses récits suivants.

Les premiers maîtres du genre

Le roman policier anglais prend également son essor grâce à Wilkie Collins, dont La Pierre de Lune (The Moonstone, 1868) est souvent considéré comme le premier roman policier britannique. Dans ce roman, Collins pose les bases du « roman d’enquête » avec une intrigue complexe, un vol de joyau, et une galerie de suspects intrigante.

Plusieurs auteurs vont progressivement enrichir et diversifier le genre, chacun apportant une approche distincte :

  • Edgar Allan Poe (1809-1849), inventeur de la nouvelle policière.
  • Wilkie Collins (1824-1889), père du roman policier anglais.
  • Charles Dickens (1812-1870), qui inclut dans ses romans des intrigues criminelles et des personnages de détectives.
  • Émile Gaboriau (1832-1873), fondateur du roman policier français avec l’apparition de personnages d’enquêteurs professionnels.
  • Arthur Conan Doyle (1859-1930), qui popularisera la figure du détective avec Sherlock Holmes.
  • Gilbert Keith Chesterton (1874-1936), créateur du Père Brown, détective amateur aux intuitions psychologiques fines.
  • Gaston Leroux (1868-1927) et Maurice Leblanc (1864-1941), qui offriront au public des personnages devenus emblématiques, comme Rouletabille et Arsène Lupin.

Ces auteurs, chacun à leur manière, poseront les jalons du roman policier moderne. Ils bâtiront des intrigues captivantes, peuplées de détectives à la logique implacable et de criminels énigmatiques, faisant du genre policier un terrain fertile pour l’imagination et l’intellect.

Focus sur les auteurs

Emile Gaboriau
Émile Gaboriau

Emile GABORIAU

Il invente un nouveau Dupin avec le père Tabaret (alias Tireclair) dans L’affaire Lerouge (1866).

Mais c’est L’inspecteur Lecocq qui va par la suite être sur le devant de la scène : Le Crime d’Orcival (1867), Le Dossier 113 (1867), Monsieur Lecoq (1869), La Corde au cou (1873). C’est véritablement la police qui est mise en scène. Brillant dans la déduction, il réintroduit cependant l’action et le roman de moeurs.

A côté de l’examen des indices (empreintes sur la neige, lit défait, serviette ensanglantée), il ajoute l’atmosphère de la ville, la psychologie des personnages. Du roman feuilleton, il hérite de la dichotomie bons/méchants, les longs retours en arrière, la pléthore d’explications finales, le style emphatique.

Par rapport au même roman-feuilleton, il introduit un protagoniste réel et extérieur au drame (et non plus un justicier ou une machine à raisonner), un coupable réel (et non plus l’ange du mal comme dans les romans feuilletons de son époque), et privilégie l’enquête à la description du crime en train de se faire. C’est le début de ce qu’on appelle à l’époque le « roman judiciaire ».

Autres auteurs de romans judiciaires :

Xavier DE MONTEPIN, Fortuné DU BOISGOBEY, AYMARD, Jules LERMINA, Eugène CHAVETTE.

Edgar Allan Poe
Edgar Allan Poe

Edgar Allan POE

Double assassinat dans la rue Morgue est publié en 1841 dans le Graham’s Magazine . Le héros détective, le chevalier Dupin, est un pur produit du rationalisme positiviste et scientifique, réduit à ses capacités de déduction et de raisonnement : l’enquête n’est qu’un jeu cérébral.

Les éléments de base sont déjà présents : chambre close, motifs apparents et réels (héritage ?), témoins initialement réunis, faux suspects, indices trompeurs, police dépassée, détective dilettante qui aime le raisonnement plus que l’argent, examen minutieux des indices, réunion finale avec péroraison explicative.

Dupin est présent dans 3 autres récits : Le Scarabée d’or, La Lettre volée, Le Mystère de Marie Roget. Avec Poe apparaît une nouvelle méthode d’écriture qui commence par la fin pour rebâtir une intrigue à partir du crime .

Autres écrivains : Wikie COLLINS (La Pierre de lune), Charles Dickens (Barnaby Rudge, Le Mystère d’Edwin Drood).

Arthur Conan Doyle
Arthur Conan Doyle

Arthur Conan DOYLE

1887 : Une étude en rouge. Publie ses nouvelles dans le Strand Magazine à partir de 1891.

Sherlock HOLMES, « machine à observer et à raisonner la plus parfaite de la planète » (Watson), est cependant un personnage humain par ses défauts et ses qualités (violon, cocaïne). C’est l’épure du roman d’énigme, avec quelques rituels qui sont devenus des icônes du genre : description de l’arrivant au cabinet de Holmes, Holmes à la recherche d’indices, phrases énigmatiques plongeant le lecteur dans la perplexité (« élémentaire mon cher Watson« , phrase apocryphe). On peut souligner la poétique mystérieuse ses titres : La Bande mouchetée, Le Rituel des Musgrave, La Ligue des Rouquins, Les 5 pépins d’orange, Le chien des Baskerville, Les hommes dansants.

Gilbert Keith CHESTERTON
Gilbert Keith CHESTERTON

Gilbert Keith CHESTERTON

Il cherche à montrer les complexités de l’âme humaines, et les ravages produits par la tentation du mal. Son enquêteur est le Père Brown, apparu pour la première fois en 1910 : apparence insignifiante, mais fin psychologue. Sauf que c’est plus l’instinct lui révélant la présence du Mal que sa déduction qui lui permet de découvrir le coupable. C’est la compassion de Brown qui permet le retour à l’ordre. « Je m’efforce de m’imprégner de la mentalité de l’assassin. Je m’identifie à lui au point de voir le monde à travers ses yeux farouches et injectés de sang, jusqu’à devenir moi-même un criminel ».

Gaston LEROUX
Gaston LEROUX

Gaston LEROUX et Maurice LEBLANC

Au tournant du siècle, en France, deux grands héros :

Gaston LEROUX (1868-1927) : Son journaliste Rouletabille prend « la raison par le bout », est engagé dans l’action et partie prenante des passions, contrairement à Holmes. Leroux invente le meurtre en chambre close et introduit la psychanalyse (Le Parfum de la dame en noir).

Maurice LEBLANC (1864-1941) : Débute son personnage en 1905 : L’arrestation d’Arsène Lupin. Arsène Lupin est un voleur mais ne tue pas, protégeant la veuve et l’orphelin (il n’est pas très éloigné des justiciers). Beaucoup d’actions : voyages, déguisements, identités multiples. C’est un mélange d’aventures (trésors cachés, passages secrets, messages codés) intégrées au récit policier et à l’Histoire.

Autres auteurs de la Belle Epoque :
Avec Leroux et Leblanc, ils parlent des bas-fonds, et introduisent du modernisme technologique : vapeur, électricité, automobile, télégraphe, etc. Ils annoncent également différents genres (Nick Carte, Fantômas), mais surtout le roman d’énigme. (Futrelle)

conclusion

Le roman policier, né de la fascination pour le crime et la quête de justice, a évolué en un genre littéraire captivant, riche et diversifié. À partir des premières œuvres fondatrices du XIXᵉ siècle, il a développé des codes spécifiques et des sous-genres qui explorent différents aspects de l’âme humaine, de la justice et des mystères à résoudre. Que ce soit par l’intrigue minutieuse d’un whodunit, l’atmosphère sombre du roman noir ou la tension du roman à suspense, le genre policier a su répondre aux attentes d’un public varié et fidèle, tout en reflétant les évolutions de notre société et les progrès de la science et de la criminologie.

Loin d’être figé, le roman policier continue de se réinventer, offrant aux lecteurs une diversité d’expériences : certains cherchent l’énigme intellectuelle, d’autres sont attirés par le suspense ou l’exploration des zones d’ombre de l’humanité. Chaque sous-genre répond ainsi à une part de notre fascination pour les mystères et les conflits moraux. Dans les prochains chapitres, nous plongerons dans les spécificités du roman noir, du roman à suspense et du whodunit, pour explorer comment chacun de ces sous-genres aborde, à sa manière, l’inépuisable thème du crime et de la justice.

Le roman policier est bien plus qu’un jeu littéraire : il est un miroir des peurs, des désirs et des complexités humaines, un genre en perpétuelle transformation qui n’a pas fini de surprendre et de captiver ses lecteurs.

(sources : R. Musnik de la B.n.f, Jean Tulard « Dictionnaire du roman policier » (Fayard), Hélène Amalric « Le guide des 100 polars incontournables » (Librio), Yves Reuter « Le roman policier » (Armand Colin), « Premières enquêtes-Un siècle de romans policiers » préface par Francis Lacassin (Omnibus)

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