Dogra magra… Atypique, sans aucun doute. Hardue, assurément. Audacieuse, à bien des propos.
Présentation Éditeur
Œuvre stupéfiante, inclassable, Dogra Magra est à la fois une performance d’écriture inégalée et un extraordinaire roman policier au programme paradoxal : un roman où les détectives sont les criminels. Ou plutôt, où l’assassin est la victime. Un amnésique se réveille en pleine nuit dans la chambre d’un hôpital psychiatrique. Nous le verrons se débattre au milieu d’une toile d’araignée tissée par les docteurs de l’institution, à la recherche de son identité et de son éventuel rapport avec une mystérieuse affaire criminelle. Le lecteur, entraîné dans une spirale de plus en plus serrée de coups de théâtre et de renversements de perspective, se trouve pris dans une intrigue labyrinthique où toutes les interprétations et leurs contraires sont autant de pièges tendus pour l’égarer. Chef-d’œuvre d’écriture parodique où se côtoient la doctrine bouddhiste du karma et les concepts psychanalytiques d’inconscient, ce roman dérangeant à l’extrême, publié quasi confidentiellement en 1935, fut redécouvert dans les années soixante. Depuis, il est devenu un livre culte au Japon, et les critiques et les études à son sujet se succèdent sans discontinuer. Lorsqu’on en referme la dernière page, on comprend pourquoi il est aujourd’hui considéré dans son pays comme l’un des romans majeurs du XXe siècle.
Origine | |
Éditions | Philippe Picquier |
Date | Avril 2003 |
Date | Octobre 2018 |
Traduction | Patrick Honnoré |
Pages | 810 |
ISBN | 9782809713886 |
Prix | 13,00 € |
L'avis de Yannick P.
Une fois n’est pas coutume, parlons d’une expérience de lecture hors norme. Hautement conseillée par Sebastien Razier, que dire sur cette œuvre qui date de 1935 ? Atypique, sans aucun doute. Hardue, assurément. Audacieuse, à bien des propos. Attention Objet Littéraire Non Identifié. Attention Dogra Magra ne s’offre pas, il se mérite.
Certes la lecture peut sembler éprouvante. Avant d’aller au bout, j’ai mis un certain temps à me lancer. Car je dois l’avouer, il faut une certaine dose de courage pour traverser la 1ere centaine de pages de ce pavé et pour s’abandonner à un « laché prise » nécessaire à la plongée dans ce livre. Verser dans une sorte de délire schizophrène parfumé d’un soupçon de polar peut paraitre éprouvant. Mais disant cela, je ne vends pas le produit de manière très correcte. En tous cas, je ne témoigne pas du travail courageux et hors norme, où exceptionnellement l’effort de l’auteur est partagé par le lecteur.
Inclassable à plus d’un titre, ce roman est une performance dans son genre. Oui, l’ouvrage de Yumeno Kyusakuqui est déroutant. Il plonge d’emblée le lecteur dans un univers énigmatique pour concentrer sur la déduction. La promesse d’une révélation est ce qui semble, à première vue, être l’objet de ce polar. Mais Dogra Magra, né après un passage imposé par la famille à son auteur en hôpital psychiatrique, est plus que cela.
Oui, il est délicat à résumer. Lecteur quasi-innocent, je me suis aperçu que ce roman est le fruit de 10 ans de travail. 10 ans de labeur pour arriver à fusionner assassin, victime, détective, trois personnages en la personne d’un narrateur amnésique.
Ouvrir Dogra Magra, c’est suivre, ce narrateur qui se réveille au son d’une cloche, dans un hôpital psychiatrique. Il ne sait pas où il est, ni qui il est. Il ne sait quoi penser et le lecteur non plus. Et voilà, tout est en place. Le désarroi du lecteur est celui du narrateur.
Le nœud est fait. Sous couvert d’attachement, de lien littéraire, on remonte le fil. Il passe du lecteur au narrateur, du narrateur au docteur. Ca y est, nous sommes entrelacés. Tu commences à sentir le désarroi ? T’inquiètes, ce n’est que le début.
Parlons de ce docteur. Le professeur Wakabayashi a repris les travaux du professeur Masaki, un docteur fou. Il est censé faire retrouver la mémoire à notre inconnu. Mais Dogra Magra étant un OLNI, tout vrille pour mieux nous perdre. Assis auprès du narrateur, on subit les coups de théâtre et les renversements de situation. On empile une sorte de poupée russe japonaise, un truc en gigogne. Un roman dans le roman. Saches juste que le travail de ce bon docteur a pour ambition de de manipuler la psychologie du crime à travers un gène endormi depuis des générations dans l’inconscient de tout à chacun pour transformer n’importe quel quidam en assassin. Notre inconnu est un cobaye. The « arme psychologique ».
Oui, ce roman est parfois dérangeant. Car Yumeno nous manipule. Nous sommes ce cobaye notamment quand, Wakabayashi présente au narrateur une série d’artefacts dont un document manuscrit, un récit troublant d’un aliéné, intitulé Dogra Magra. Ca y est, tu vois le truc, pauvre lecteur. On reboucle la boucle.
Mais une nouvelle fois, ce serait trop simple. L’auteur casse le rythme et nous propulse dans une succession de textes courts, voire très courts, donnant le sentiment d’être décousus et à contrario verse dans une emphase grandiose via le testament du docteur Masaki, le tout en un mouvement visant à la reconstitution de la mémoire de notre inconnu embastillé.
Bref, notre cerveau turbine.
Et me voilà projeté dans la peau de celui qui doit mettre les pièces en place, les carrés dans les carrés, les ronds dans les ronds pour aller au bout de ce qui ressemble fort à une enquête. Car, c’est également dans sa structure que Dogra Magra est un polar. Charge à nous d’explorer les possibilités, échafauder les hypothèses comme tout bon enquêteur. Mais rien n’est ce qu’il parait. Yumeno Kyusakuqui se joue de nous. Les personnages ont plusieurs facettes. Les morts ne le sont pas vraiment. Et si à la fin, le roman fini par livrer ses mystères, enfin certains, il faut constamment garder à l’esprit que cet auteur fabuleux a osé briser le pacte naïf et tacite qui lie le lecteur à son auteur – ce truc qui nous parait implicite, où ce dernier fait vœu de franchise. Donc forcément, avec Yumeno, il y a des fausses pistes.
A travers cette découverte d’un roman lourd (au sens propre comme au figuré), un esprit souffle sous le crâne similaire à celui que tout à chacun a eu lors de la découverte de son 1er Kafka. Sous couvert d’intrigue policière, il me parait de temps à autre, avoir décelé un parfum de surréalisme. Cette traduction, mais je gage qu’il était de même pour l’original, ne se laisse pas apprivoiser facilement.
Si ce roman est entrecoupé de concepts psychanalytiques, d’une vision sombre des conditions d’internement en hôpitaux psychiatriques, le style de cette œuvre est riche. Il convient de ne pas s’arrêter à la 1ere partie, un quasi monologue. Car la forme est variée, souvent hachurée, faite de phrases très courtes, parfois assez fragmentées, mais à d’autres moments, saisie par des phrases précieuses. On sent l’auteur jubiler à l’idée de savoir le lecteur élaborer des hypothèses.
Oui, la fin peut laisser le lecteur dans une certaine expectative. Oui une deuxième lecture est à priori nécessaire pour appréhender pleinement Dogra Magra. Mais on va souffler un peu car cet OLNI consomme une énergie folle.