Traduction par Patrica Fougère
Yannick P. : Reçu par Actes Sud, j’ai eu le plaisir de croiser durant 1 heure, Jorge Fernandez Diaz pour un entretien exclusif autour du Gardien de la Joconde. L’Amérique du Sud restant un lieu d’imaginaire pour beaucoup d’européens, c’est après avoir discuté à bâtons rompus de l’intérêt grandissant de l’Amérique Latine dans l’univers du polar et du thriller pour briser la glace, que je laisse Jorge Fernandez Diaz ouvrir le feu.
Jorge FERNANDEZ DIAZ : L’expérience de la Joconde…
YP : Le Gardien de la Joconde est un roman très prenant. Malgré une certaine peur due à des chapitres denses à une période alors que les romans noirs actuels sont très aérés, nous avons, ici, une écriture serrée. Cela se révèle très addictif.
JFD : C’est ce que j’ai essayé de faire.
YP : Vous avez été journaliste. Pouvez vous nous décrire votre parcours ?
JFD : Tout au long de ma vie, il y a eu deux courants, deux vocations. D’un côté l’écriture journalistique, de l’autre, l’écriture de fiction. J’ai d’abord été rédacteur de faits divers policiers, ensuite j’ai fait du journalisme d’investigation et j’ai été éditeur sur des questions de corruption politique.
A chaque fois, dans le journalisme, j’ai fait face à une frontière qui me disait, « je ne peux pas le dire car cela ne peut être prouvé ». Du coup, cela m’a donné l’opportunité incroyable d’aller vers la fiction, de faire ce passage vers la fiction. De mentir pour raconter la vérité.
Je crois qu’il existe en Argentine, comme en Amérique latine, un espèce d’entre-las de réseaux mafieux où l’on retrouve des narcos, des organisations professionnelles, des corporations, où les hooligans du foot sont utilisés comme mercenaires. C’est une structure qui fonctionne autour de l’état qui, cohabite avec celui-ci et peut être opéré par ce dernier.
C’est pour ça que je crois que Rémil est un nouveau type d’enquêteur.
YP : Lors de ma lecture, j’ai pensé à un pendant argentin de ce que peut écrire Don Winslow sur la frontière mexicaine. Avec Rémil, je me suis retrouvé immergé dans un univers de narco tenu par des barons qui opèrent mondialement.
JFD : L’Argentine n’est pas productrice de cocaïne, comme la Colombie ou le Mexique. Mais en revanche, c’est le principal exportateur de cocaïne vers l’Europe et vers l’Afrique.
Cela m’intéressait de créer un personnage qui appartenait aux services secrets et qui était chargé des basses besognes de l’état, des affaires sales des politiques, là où on ne distingue jamais le bien du mal.
Jorge Luis Borgès, qui a forgé les canons du roman policier en Amérique Latine, disait qu’un détective ne pouvait pas être un personnage crédible en Argentine, puisque les argentins voyaient l’état comme étant mafieux. Et Rémil donne raison à Borgès.
YP : Le Gardien de la Joconde m’a permis de voir un pan de l’histoire qui ne nous est pas familier, à nous européens, à savoir le péronisme. Si Nùria est peut-être une enfant du franquisme espagnol, dans quelle mesure Rémil, s’inscrit-il dans cet héritage péroniste ?
JFD : Il faut savoir qu’il y a eut une hégémonie du péronisme en Argentine. L’Argentine vit aujourd’hui encore sous les règles du péronisme et sous la langue du péronisme. Rémil est un personnage secondaire qui vient de cet entre-las mafieux au cœur de l’état. Le péronisme ressemble au PRI mexicain.
Il a été beaucoup de choses. Il a été nationaliste dans les années 45, pro-développement en 52, guévariste dans les années 60, démocrate-chrétien ou socio-démocrate dans les années 80, néo-libéral en 90, néo-populiste de gauche dans les années 2000, donc qu’est-ce que le péronisme ?
YP : C’est donc une espèce de fourre-tout collectiviste / populiste qui a pour objectif de concentrer le capital dans quelques mains ?
JFD : oui, mais au nom du peuple (rires).
De toute façon, l’exemple parfait est l’un des personnages les plus emblématiques du Gardien de la Joconde, un syndicaliste millionnaire… ce que l’on aurait du mal à imaginer en Europe.
Rémil est un espion pour cet état. Les services secrets ont toujours été utilisés pour les basses besognes.
YP : On pourrait se demander si c’est un roman d’espionnage ou un roman policier ?
JFD : Je crois que c’est les deux. D’autant plus que les services secrets et la police ont faits approximativement les mêmes boulots pour l’état.
Rémil n’a pas d’idéologie. Ce n’est pas un mercenaire. C’est quelqu’un qui a un père, Cálgaris, Ce dernier lui dit ce qui est bien et ce qui est mal.
Rémil est un personnage emplit de mes propres obsessions. Ici le sentiment amoureux est un fil narratif qui va porter l’intrigue.
YP : J’ai vu le personnage de Rémil comme sans pitié, peur, mais aussi porteur d’une grande mélancolie.
JFD : C’est vrai. Cette mélancolie est aussi dans d’autres romans.
Elle vient essentiellement du fait que Rémil est un orphelin.
C’est quelqu’un qui a l’intuition de son crépuscule, de sa propre fin.
C’est un ex-combattant des malouines.
YP : Justement, puisque l’on parle des malouines, quel est le plus important pour Rémil ? Porter le poids / être celui qui nous témoigne de la dureté économique des argentins (décrit notamment par la vieille et ceux qui gravitent autour d’elle) ou est-ce le fait de porter tous ces morts causés par cette guerre des iles malouines ?
JFD : Cette guerre est celle de ma génération. J’étais à deux doigts d’être appelé,. Beaucoup de mes amis ont été des héros durant cette guerre et Rémil s’inspire directement de quelques-uns.
Il faut savoir que les plus nombreuses victimes ne sont pas mortes durant le conflit mais ont eu lieu ensuite. Les gens se sont suicidés une fois rentrés de la guerre. C’est ce qui m’a marqué pour bâtir les débuts de Rémil, ce qui va faire naitre sa tristesse congénitale, ce qui va lui permettre de se redécouvrir, et de survivre en fait.
Au début, c’est une espèce de cuirasse qui le protège puis, ensuite, cette mélancolie est le salpêtre de la vie.
Rémil est dans l’arrière court de la politique. Il sait que ce qui est donné à voir de la chose publique est faux. Il est sans scrupule, mais également sans espoir.
Mon travail en tant qu’écrivain a été de faire que les lecteurs ressentent de l’empathie pour Rémil.
YP : Exact. Cela fonctionne, particulièrement à travers l’œil qu’il a pour Nùria. Il l’humanise en quelque sorte.
JFD : Nùria est une prédatrice vulnérable. C’est l’image d’une femme glissante, celle que l’on a tous eu à un moment donné de notre vie ; celle qui nous a saisi pour toujours.
C’est vrai qu’aujourd’hui, quand une femme prend une responsabilité importante et qu’elle décide de mettre toute son intelligence au service de quoi que ce soit, on se retrouve tout à coup, face à un nouvel animal. Quelqu’un qui appartient à une nouvelle espèce.
Evidement, pour dire cela, je pars du fait que les femmes sont beaucoup plus intelligentes que les hommes. La réalité, est que lorsqu’une femme veut faire le mal, elle le fait bien mieux que les hommes. Elle le fait de manière bien plus sophistiquée.
Quand Rémil perd Nùria, il perd tout.
Cela m’intéressait de le mettre dans une situation à la King-Kong sauvant l’héroïne. C’est ce que fait Rémil en décidant d’aller la sauver. Ce faisant il nous offre la métaphore de ce qu’est le désespoir amoureux pour tout à chacun.
YP : En dehors du Gardien de la Joconde, quelles ont été vos lectures marquantes ?
JFD : J’ai commencé avec les grands romans d’aventures en suivant ce que Borgès avait conseillé, Conrad, Stevenson, Wells, Verne, Dumas. Après j’ai lu Borgès lui-même et Manuel Mujica Láinez. Cela m’a amené vers les penseurs, Sartre, Camus, Aron et enfin la fiction, avec des auteurs comme Tchekhov, Fitzgerald, Hemingway.
Puis à un moment donné, j’ai découvert Chandler, Hammet, Irish, Goodis. Et là, je suis devenu complétement dingue. Durant dix de ma vie, j’ai lu tout ce qui pouvait exister en matière de romans noirs. A cette époque j’étais rédacteur et enquêteur sur les affaires policières. Je me prenais un peu pour le détective du journalisme. Il a donc fallu que je me désintoxique de tout cela pour retourner vers une littérature plus générale, plus sophistiquée. Je suis ensuite devenu critique littéraire et j’ai fondé le supplément culturel du quotidien La Nación à Buenos Aires.
Ce passage par le roman noir, a été marquant pour moi tout comme le cinéma des gens comme John Ford et Hitchcock. Mais pas Netflix. (rires)
YP : Et vos futurs projets ?
JFD : J’ai écris un second Rémil, La Blessure, où il poursuit ses aventures. J’ai un contrat avec un troisième livre.
Après la publication du premier livre, beaucoup de Rémil sont apparus dans ma vie. Des gens qui étaient des fans du Gardien de la Joconde, et avec qui j’ai beaucoup parlé, chose que je n’avais pas faite tant que cela quand j’étais journaliste,. Je ne voulais pas que ces gens de « l’intelligence » contaminent ce que je pouvais écrire et m’intoxiquent de leurs informations. Ces gens sont issus de « l’intelligence » policière plus que les services secrets. Ils m’ont raconté des choses que je ne savais pas mais que j’avais pu imaginer. Ce qui m’a fait un peu peur car je vis dans un pays où on peut se faire tuer pour quelque chose que l’on a inventé.
Tous les jours, lorsque je lis le journal, je découpe et mets de côté de quoi nourrir Rémil. La réalité travaille pour lui.
Evidement, j’ai du succès pour une aventure historique que j’ai écris précédemment, et sur un livre que j’ai écris sur ma mère, Mamà, une immigrante espagnole venue en Argentine pour des raisons économiques.
YP : Je vous laisse le mot de la fin.
Je voulais juste ajouter que si toutes les scènes et les situations décrites dans Gardien de la Joconde ne sont pas passées telles quelles, dans la réalité, il y a eut des scènes équivalentes qui se sont produites, comme en prison par exemple. Je vérifie toujours que mes scènes aient un caractère plausible, tangible.
C’est pour cela que ces livres font penser à du journalisme d’investigation.
Merci